La tête de pierre écoute le temps qui passe et ne dit rien °°°

Allée Jules-Supervielle devant l'église St-Eustache

L'autre jour (jeudi 26 mai 2005), ayant quelques moments à rêver, je déambulais devant l'Église St-Eustache à Paris (près des Halles). Les pelouses étaient encombrées de flâneurs frappés de torpeur, étendus pour le compte. Une suite de bassins festonnés de jets aquatiques proposaient leur fraîcheur. Curieusement, aucun orteil ne prétextait de la chaleur pour jouir de l'eau. Ne me posant pas plus de questions, je retroussais mon pantalon, enlevaient mes chausses et trempais mes appendices d'en-bas surchauffés - je venais de traverser la moitié de Paris - dans une onde délicieuse et presque musicale. En quelques minutes, 20 ou 30 avaient bondi sur l'idée et luttaient dorénavant contre la canicule débutante de la plus évidente des façons, et pas de la moins désagréable.

Hélas ! Ce moment de plaisir presque champêtre égaré dans la grande ville ne dura pas. Un binôme féminin vêtu de bleu gardien - 'assermenté' affirmaient leurs badges - rendit bien vite cette allée à une utilité esthétique, sinon symbolique. Étant au bout du rang, je fus le dernier montré du doigt, et le seul à questionner :
- Ah ? Existe-t-il un article de règlement interdisant cela ?
La parade préparée pour son caractère plus que plausible était apparemment sans faille.
- Il y a des morceaux de verre dans les bassins.
- Ça tombe bien. Je suis médecin. S'il y a un problème, je pourrais prendre en charge.
Et elles, acceptant apparemment l'explication, s'éloignent tranquillement.

Et moi, seul désormais avec mes extrémités racinaires reprenant sève, de m'interroger. En quelques secondes se bousculèrent plein d'idées. Franchement leurs petits bassins, ne pourraient-ils pas les vérifier tous les matins au besoin. Et puis ne se trompe-t-on pas de priorité ? Tous ces dealers rassemblés en petits groupes tout autour qui proposent des dangers autrement plus significatifs, même s'ils sont moins apparemment immédiats (quoique...), ne paraissent s'inquiéter de rien ni de personne. Mais surtout se précipitèrent très vite les quatre seules vraies constatations pertinentes du moment :
. Si plus personne n'a les pieds dans l'eau, l'hypothétique risque de blessure ne concerne plus que moi.
. Un médecin généraliste sinon omnipraticien, aussi habile chirurgien que l'on puisse l'être, peut-il se recoudre lui-même la plante entamée profond ?
. Encore faudrait-il disposer du nécessaire de couture nécessaire sous la main...
. Et d'ailleurs une plante a-t-elle besoin d'être recousue ?
Du coup, une sorte de décharge électrique me fit tressaillir, et je me retirais précipitamment de la trempette. Je ne m'inquiétais pourtant en aucune façon pour une écorchure éventuelle - mes pieds ne touchant point le fond - mais la nonchalance des assermentées venait de faire tilt. Et avec ma plus charmante grimace, je me suis retourné vers elles :
- Allez, je les enlève aussi. Pour ne pas donner le mauvais exemple.
Elles apprécient le geste d'un sourire antillais non moins charmant.

Relevant la tête, je ne fus pas surpris de découvrir une patrouille de tonfas*** qui se rapprochait.

L'avais-je échappé belle ? Peut-être bien. N'était-ce pas un coup à se retrouver à l'I.P.P.P. (Infirmerie Psychiatrique de la Préfecture de Police) pour rébellion non-violente, signe pathognomonique du cas borderline asocial ? Je plaisante à peine, tellement les débordements signalés par là-bas sont fréquents, la consigne ayant été donnée dans les services d'urgence des CHU parisiens de considérer tous les "agités" adultes comme des cas "psy" et traités comme tels (cf. un message précédent). Pour fabriquer un "agité", rien de plus simple : il suffit de tricoter de l'arbitraire aléatoire à tour de bras. Il y aura toujours des têtes en l'air, qui se feront prendront dans ces mauvaise mailles qui déraillent. Les psychiatres de la rue Cabanis, dont certains ont peut-être (?) honte du rôle de maintien de l'ordre social qu'on leur fait jouer, refusent trois fois sur quatre de décliner leur identité quand les "malades" amenés par fourgon le demandent. Honnêtement, que craignent-ils, les psychotropes utilisés faisant presque toujours perdre la mémoire de ces détails sans importance ?

L'amie, intermittente du spectacle mais artiste éveillée à temps complet, que je retrouvais un peu plus tard, m'apprit aussi que les jongleurs et artistes de cirque qui depuis des années avaient l'habitude de s'entraîner près d'un manège à proximité d'une des entrées du forum des Halles étaient interdits de séjour de façon intermittente, sans aucune  justification réglementaire. Certains jours, ils peuvent provoquer des rassemblements susceptibles de troubler l'ordre public, paraît-il.

Le lendemain, la température prit encore de l'altitude. Cette fois mon refuge de verdure réconfortant et rafraîchissant, s'étalait verdoyant dans un coin du parc des Buttes-Chaumont, mon favori sans contestation possible. Par un hasard curieux, assez organisé tout de même, mon toit parisien se trouve à moins de 100 mètres. Bien évidemment, dans le petit ruisseau bordé de rochers artificiels en béton, assez joliment faits tout de même, les enfants barbotaient sans crainte d'aucune sorte, ni grand méchant chien gardien pour faire respecter le règlement particulier du 1er arrondissement. Jusqu'à quand ?

Cette allée du centre de Paris à l'aquatique en trompe l'œil, qui n'a donc rien d'une plage à paillettes - celle-ci est organisée sur les quais de Seine en plein été et nulle part ailleurs par un maire dont le sens du spectacle est indéniable - a été baptisée pour rappeler que l'œuvre d'un certain Jules Supervielle reste encore à interpréter pour l'essentiel.

Tête de pierre et cadran solaire (Henri de Miller)

Voici un tout petit extrait de la biographie de Jules Supervielle (1884-1960) et de ses opus qui peuvent aider à situer ce poète visionnaire.
Il est né à Montévidéo. Issu d'un père béarnais et d'une mère d'origine basque, qui s'étaient expatriés pour fonder une banque. Il arriva à Oloron Ste-Marie à l'âge de huit mois où ses parents moururent à cause d'une eau corrompue...

NOCTURNE EN PLEIN JOUR

Quand dorment les soleils sous nos humbles manteaux
Dans l'univers obscur qui forme notre corps,
Les nerfs qui voient en nous ce que nos yeux ignorent
Nous précèdent au fond de notre chair plus lente,
Ils peuplent nos lointains de leurs herbes luisantes
Arrachant à la chair de tremblantes aurores.

C'est le monde où l'espace est fait de notre sang.
Des oiseaux teints de rouge et toujours renaissants
Ont du mal à voler près du cœur qui les mène
Et ne peuvent s'en éloigner qu'en périssant
Car c'est en nous que sont les plus cruelles plaines
Où l'on périt de soif près de fausses Fontaines. <<<<<

Et nous allons ainsi, parmi les autres hommes,
Les uns parlant parfois à l'oreille des autres.

PRIÈRE À L'INCONNU

(...)
Écoute-moi ! Cela presse. Ils vont tous se décourager
Et l'on ne va plus reconnaître les jeunes parmi les âgés
Chaque matin, ils se demandent si la tuerie va commencer.
De tous côtés, l'on prépare de bizarres distributeurs de sang,
                                                    de plaintes et de larmes
L'on se demande si les blés ne cachent pas déjà des fusils.
Le temps serait-il passé où tu t'occupais des hommes ?
T'appelle-t-on dans d'autres mondes, médecin en consultation,
Ne sachant où donner de la tête
Laissant mourir sa clientèle ?
Écoute-moi ! Je ne suis qu'un homme parmi tant d'autres.
L'âme se plait dans notre corps,
Ne demande pas à s'enfuir dans un éclatement de bombe.
Elle est pour nous une caresse, une secrète flatterie.
Laisse-nous respirer encore sans songer aux nouveaux poisons
Laisse-nous regarder nos enfants sans penser tout le temps 
                                                                                      à la mort.
Nous n'avons pas du tout le cœur aux batailles, aux généraux.
Laisse-nous notre va-et-vient, comme un troupeau dans ses    
                                                                                       sonnailles,
Une odeur de lait frais se mêlant à l'odeur de l'herbe grasse.
(...)
Tant de choses se préparent sournoisement contre nous
Quoi que nous fassions, nous craignons d'être pris au dépourvu
Et d'être comme le taureau
Qui ne comprend pas ce qui se passe
Le mène-t-on à l'abattoir
Il ne sait où il va comme ça
Et juste avant de recevoir le coup de mort sur le front
Il se répète qu'il a faim et brouterait résolument
Mais qu'est-ce qu'ils ont ce matin avec leurs tabliers pleins de sang
A vouloir tous s'occuper de lui ?

 

°°° Sur le parvis de l'église St-Eustache repose une grande tête en pierre avec une main près de l'oreille du sculpteur Henri de Miller qui a également imaginé un cadran solaire ondulé à même le sol, tout près de là.

*** Tonfas : policiers en uniforme, qui vont désormais par 4 le plus souvent, équipés de ces bâtons matraqueurs supposés intimidants (euh ! en fait ils le sont...). Cela leur donne réellement une allure sinistre surtout quand, en plus, ils portent les gants noirs et la casquette de commando. On les croirait échappés d'un film d'anticipation décrivant un futur possible peu réjouissant. Je ne félicite pas le couturier.

Samedi 2 juillet 2006 en fin d'après-midi - Place de la Nation à Paris

En parlant d'eau polluée, sinon corrompue, possiblement en voie de l'être encore davantage
http://internat.martinique.free.fr/index.htm#eau

Quelques poésies de Jules Supervielle
http://francais.agonia.net/index.php/poetry/69652/

 

Ce texte provient d'une liste de diffusion de médecins généralistes
Date: Sat, 28 May 2005 13:43:51 +0200
To: mglist@femiweb.com
Subject: La tête de pierre écoute...

http://comme.des.manches.free.fr/la_tete_de_pierre_ecoute_le_temps.htm
création le 2 juin 2005
dernière modification le 07 février 2006